lundi 12 octobre 2015

Dans un parc près de chez moi


Dans mon quartier se trouve un parc. Plutôt grand, avec une école primaire, deux espaces de jeux pour enfants, trois terrains de soccer de tailles diverses, des jeux d'eau, des pommiers sauvages, quelques chênes, un mûrier mâle (il ne donne jamais de mûres, je présume donc que c'est un mâle).

Dans ce même parc, près d'une petite colline, se trouvait un petit champ de fleurs. En fait, j'émets l'hypothèse qu'il y avait là du gazon que la Ville ne coupait pas. Quoiqu'il en soit, une grande variété de fleurs sauvages s'y retrouvaient : asclépiade commune, verge d'or, grand liseron, herbe à dinde, plantain majeur, trèfle rouge et même, dans un coin, une colonie de prêles - pour ne nommer que celles-la.

Je ne sais pas comment toutes ces fleurs sont apparues ici. Ont-elles été volontairement plantées ? Leurs graines ont-elles été amenées par les vents ? Dans mes deux précédents billets, il a été question de succession végétale : ces plantes ont peut-être colonisé l'espace abandonné que représentait cette partie du parc, sans que personne ne les y invite.

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Durant le mois de juillet, je visitais parfois cet endroit, guides d'identification de fleurs sauvages en main (les livres du groupe Fleurbec, que je recommande absolument à tout le monde), et j'apprenais à identifier les différentes fleurs sauvages qui poussaient ça et là, dans un désordre total, de manière parfaitement archaïque et sublimement naturelle. La majorité des plantes que j'ai nommées plus haut, je les ai connues dans ce parc.

On retrouverait aussi, associées à ces plantes, de nombreux papillons, des longicornes et autres coléoptères, dont le longicorne de l'asclépiade qui se régalait de l'épaisse feuille de cette plante qui nourrit aussi, entre autres, les larves du monarque, ce papillon en voie d'extinction.

En somme, cet endroit du parc était le plus beau, car de loin le plus vivant.

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Au début du mois d'août, j'ai quitté le pays pour quelques temps. En revenant, j'ai rapidement repris l'école, et je n'ai plus trouvé le temps de visiter le parc. J'y suis retourné aujourd'hui (en date du 12 octobre).

Le parc est un champ de ruines.

Parfaitement rasé. Tondu à sec.

Plus rien, rien d'autre que du gazon.

Pourquoi ? Je l'ignore.

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C'est maintenant l'automne. De nombreuses fleurs vivaces laissent volontairement dépérir leur partie externe et s'endorment sous terre, sous forme de rhizome. Peut-être, me suis-je dit, la Ville voulait éviter aux résident-e-s du quartier le spectacle désolant d'un champ de fleurs à l'allure morte, alors a-t-elle jugé bon de tout raser, pour cacher aux yeux du peuple la réalité du monde et des fleurs qui se laissent un peu mourir pour revivre au printemps suivant.

Peut-être que la Ville a tout simplement décidé de reprendre le contrôle du parc et, pour ce faire, à décidé de déjouer la nature en la rasant.

C'est tout de même un peu triste, d'imaginer les grosses tondeuses écrasant et émiettant des fleurs si douces, si dociles. J'étais un peu triste - mais bon, on a vu pire, et la Nature reprendra ses droits. C'est ce que je me suis dit, pour me réconforter.

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Je n'avais pas tort. Tout près de la colline, des feuilles d'herbe à dinde émergent du sol et le tapissent déjà. Ça et là, des tiges de vesce jargeau jonchent le sol. La Nature reprend ses droits.

Et elle le reprendra tout le temps. Nous pouvons stériliser, raser, brûle, arroser d'herbicides, nous pouvons mettre toute notre énergie à casser la nature, elle reviendra tôt ou tard (tôt, généralement). Alors plutôt que de la combattre, pourquoi ne travaillons-nous pas avec elle, main dans la main ?


vendredi 31 juillet 2015

Quand le hêtre débarque, l'érable lui cède sa place


Dans mon précédent billet, j'ai introduit la notion de succession végétale et du rôle qu'y joue le chêne rouge. Approfondissons maintenant les notions au cœur de la succession en discutant de l'arbre emblème du Canada : l'érable à sucre (Acer saccharum).

Comme toute plante, l'érable à sucre a besoin de lumière pour vivre, puisqu'à l'aide de cette lumière et de dioxyde de carbone (CO2), il peut créer ses propres glucides et utiliser ces mêmes glucides pour grandir et se reproduire. Néanmoins, toutes les plantes n'ont pas les mêmes besoins : certaines requièrent beaucoup de lumière, d'autre tolèrent bien l'ombre; certaines ont besoin de beaucoup d'eau, d'autres s'accommodent bien de la sécheresse, certaines aiment la chaleur, d'autres le froid, etc (Raven et al, 2014).

L'érable à sucre

L'érable à sucre (figure 1), pour sa part, est un arbre à croissance lente et tolérant à l'ombre. Autrement dit, l'érable  à sucre s’accommode très bien de l'ombre, il peut vivre en ayant un taux photosynthétique bas et, justement parce que son activité photosynthétique est basse, sa croissance est lente (Brisson et al, 1988).


Pour cette raison, l'érable à sucre semble dominer les forêts du sud du Québec, où le climat lui est propice (Brisson et al, 1988). Toutefois, cette apparente domination est peut-être trompeuse : plongeons-nous, ensemble, dans l'histoire de nos forêts, et tentons d'esquisser leur avenir.

La composition actuelle d'une forêt dépend de son histoire

Supposons deux sites, les deux situés dans le sud du Québec : le premier est un champ abandonné; le second, une forêt tout juste rasée à blanc. Chacun de ces sites a subi une perturbation majeure. Le premier, qui jadis était une forêt, a été rasé, défriché, cultivé, travaillé, puis abandonné à son sort. Le second, qui récemment était une forêt, a été totalement rasé - néanmoins, le sol n'ayant pas été labouré, les racines des arbres coupés sont toujours présentes, et une quantité considérable de bois mort jonche et parsème le sol sous forme de branches et de souches d'arbres.

Dans le champ abandonné, les espèces pionnières (ou colonisatrices) sont le frêne blanc et le bouleau gris, ainsi que, dans une moindre mesure, l'orme d'Amérique. Ces trois arbres produisent de nombreuses graines, et leur graines sont légères et disséminées par le vent, ce qui leur permet de parcourir de grandes distances et d'atteindre, au hasard et aux aléas des vents, le champ. Une fois dans le champ, ces graines y germent et une forêt se développe, attirant du même coup oiseaux et petits mammifères (Brisson et al, 1988). 

Dans le site récemment rasé à blanc, l'espèce pionnière est le tilleul d'Amérique. Ce dernier se reproduit en grande partie par voie végétative, ce qui veut dire qu'il peut se reproduire par lui-même, sans partenaire sexuel et sans passer par une graine. En quelque sorte, le tilleul d'Amérique se clone lui-même, par rejet de souche : une nouvelle pousse apparaît sur la plante ou, dans le cas d'un arbre coupé, sur la souche de l'arbre. Ainsi, la présence des racines, dans le site rasé à blanc, joue un rôle majeur dans la composition des espèces pionnières (Brisson et al, 1988).

Place au présent

Que la forêt soit issue d'une coupe à blanc ou d'un champ abandonné, l'arbre qui la domine 50 ans après ses débuts est l'érable à sucre (toujours dans le sud du Québec). La dominance de l'érable à sucre s'explique par sa tolérance à l'ombre, qualité que les espèces pionnières, à croissance rapide (et qui requièrent donc beaucoup de sucres et de photosynthèse), n'ont pas (Brisson et al, 1988).

La dominance de l'érable à sucre dans de nombreuses forêts du sud du Québec a longtemps fait croire aux biologistes, aux écologistes et aux professionnels forestiers que l'érablière à sucre constituait le stade climax des forêts décidues de cette région (rappelons que le stade climax représente le stade de la forêt où sa composition est stable pour une longue période de temps). Or, il semble que nous ayons été dupés par l'histoire de ces forêts : elles ont, pour la plupart, été perturbées et, en ce sens, elles sont jeunes (Brisson et al, 1988).

En route vers le futur

En étudiant dix sites forestiers semblables du Haut-Saint-Laurent, Brisson et al (1988) ont conclu que, pour les neuf sites ayant subi une perturbation dans les soixante dernières années, la forêt tend vers une dominance de l'érable à sucre. Néanmoins, l'unique site n'ayant vraisemblablement pas été perturbée depuis, au moins, les 250 dernières années, présente un scénario différent : il est passé d'une dominance de l'érable à sucre à une dominance du hêtre à grandes feuilles (Fagus grandifolia; voir figure 2) - autrement dit, d'une érablière à une hêtraie.


Or, un même scénario a été prévu dans l'état de New York par Nicholson et al (1979), ce qui laisse croire que de nombreuses érablières du sud du Québec pourraient devenir, avec le temps, des hêtraies. Toutefois, il ne faudrait pas sauter trop rapidement aux conclusions : certaines études proposent des résultats différents. Ainsi, McIntosh (1972) indique, au contraire, un passage de la hêtraie à l'érablière, et Woods (1979) parle plutôt de remplacement mutuel, c'est-à-dire que la transition de l'érablière à la hêtraie serait cyclique.

Ceci dit, comment expliquer que l'érable à sucre, pourtant très tolérant à l'ombre, se fasse évincé par le hêtre à grandes feuilles ? Les travaux de Bouliane (1962) apportent une certaine réponse à cette question : il semblerait que les feuilles du hêtre, en tombant au sol et en s'y décomposant, acidifieraient le sol, rendant ce dernier moins propice à la croissance de l'érable. Autrement dit, le hêtre à grandes feuilles modifierait l'acidité du sol à son avantage et au désavantage de l'érable à sucre.

Conclusion

Finalement, qu'en est-il de l'emblème du Canada ? Devrions-nous songer à retirer la feuille d'érable du drapeau canadien pour la remplacer par une feuille de hêtre ? Évidemment, non : l'érable à sucre n'a probablement pas été choisi comme symbole canadien seulement pour son abondance, et son sirop délicieux y est peut-être pour quelque chose - je ne suis pas historien et, à vrai dire, je n'en sais rien. 

Une chose est toutefois certaine : l'érable à sucre n'est actuellement pas l'arbre le plus abondant au Canada. Au contraire, sa distribution se limite au sud du Québec et de l'Ontario, ainsi qu'aux maritimes. Le pin gris, l'épinette noire, les bouleaux, le peuplier faux-tremble sont autant d'espèces largement plus distribuées à travers le Canada (Farrar, 1996).


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Références

Bouliane, A. (1962). Étude de la transformation de l'érablière à sucre en hêtraie. Thèse de M. Sc., Université Laval, Québec.

Brisson, J., Bergeron, Y. et Bouchard, A. (1988). Les successions secondaires sur sites mésiques dans le Haut-Saint-Laurent, Québec, Canada. Can. J. Bot., 66 : 1192-1203.

Farrar, J. L. (1996). Les arbres du Canada. Saint-Laurent : Fides.

McIntosh, R. P. (1972). Forests of the Catskill Montains, New York. Ecol. Monogr., 42 : 143-161.

Nicholson, S. A., Scott, J. T., et Breisch, A. R., (1979). Structure and succession in the tree stratum at Lake George, New York. Ecology, 60 : 1240-1254.

Raven, Evert et Eichhorn. (2014). Biologie végétale (3e éd.). Bruxelles : de Boeck Supérieur.

Woods, K. D. (1979). Reciprocal replacement and the maintenance of codominance in a beech - maple forest. Oikos, 33 : 31-19.

Iconographie


Ressources naturelles Canada. Érable à sucre [en ligne], URL: http://aimfc.rncan.gc.ca/fr/arbres/fiche/86.

Ressources naturelles Canada. Hêtre à grandes feuilles [en ligne], URL: http://aimfc.rncan.gc.ca/fr/arbres/fiche/25.


lundi 27 juillet 2015

Les caprices du chêne rouge et son amour pour le feu


Dans l'imaginaire collectif, le feu est souvent synonyme de destruction et de mort. D'ailleurs, de nombreuses forets ont été incendiées (et le sont encore) par les agriculteurs désirant utiliser la terre à des fins agricoles, sans avoir à couper les arbres un à un. Ainsi, lorsqu'un feu de forêt est déclaré, nombreuses sont les personnes qui craignent pour la survie de la forêt qui brûle.

C'est là une des (nombreuses) tares de notre espèce : nous ne savons pas regarder le monde à travers autre chose que nos yeux, et tous les éléments naturels sont mis en relation par rapport à nous. Ainsi, le feu nous tue et est néfaste pour nous, et pour cela il serait aussi néfaste et létal pour toute chose vivante.

Or, cette idée est toute fausse. Dans de nombreuses régions tempérées de la planète, les feux de forêts sont fréquents, surtout lorsque vient l'automne, que les pluies se font rares, que l'eau gèle, n'abreuve plus la végétation qui, elle, s'assèche. Les savanes et les forêts boréales sont deux biomes souvent affectés par les feux (Cain et al, 2011).

Dans de telles conditions, il va sans dire que certains arbres, contrairement aux humains, ont développé des adaptations aux feux, faisant du feu non pas un ennemi, mais un allié, voire un allié indispensable à leur propre régénération. Pour illustrer l'importance des feux de forêts pour la régénération de certains arbres, je traiterai spécifiquement de l'exemple du chêne rouge (Quercus rubra), arbre de la famille des Fagacées.

Le chêne rouge

Le chêne rouge est un arbre très commun de l'est et du centre des États-Unis, dont la distribution ne dépasse pas, en latitude, le sud du Québec et de l'Ontario. (Figure 1) On le reconnait par ses feuilles lobées, dont les lobes se terminent en pointes, et par ses glands recouverts jusqu'au quart par la cupule (Farrar, 1996).


La graine du chêne se retrouve dans le gland. Une fois le gland tombé de l'arbre, il s'assèche rapidement et ses chances de germer et de donner naissance à un nouvel arbre diminuent grandement. Une étude menée par Ovington et Macrae (1960) montre que seulement 1 % des glands laissés sur le sol germent et produisent des plants. Pour éviter à ses graines l'assèchement et la dessiccation (état avancé de déshydratation), le chêne s'est doté d'alliés naturels : les écureuils et les geais enterrent le gland après en avoir consommé une partie, sans nécessairement avoir consommé la graine, ou pour le consommer plus tard, sans nécessairement se souvenir du lieu d'enterrement (Crow, 1988).

Quoiqu'il en soit, le résultat est le même : le gland est enterré et ses chances de germer augmentent drastiquement - 80 % des graines enterrées à 3 cm de profondeur par Ovington et Macrae (1960) ont germé.

L'intolérance à l'ombre

Comme toutes les plantes à fleurs, le chêne rouge entrepose dans son fruit (le gland) à la fois une graine et des réserves de nutriments (Raven et al, 2014). Les réserves de nutriments nourrissent le petit plant de chêne rouge dans les premiers jours suivant la germination. Toutefois, ces réserves ne sont pas éternelles, et le plant a généralement fini de les consommer après avoir développé ses racines. À partir de ce moment, et jusqu'à la fin de la vie de l'arbre, la lumière devient une absolue nécessité : le chêne rouge ne tolérera plus l'ombre (Crow, 1988).

C'est ici que les feux de forêts interviennent. Toutefois, avant de les aborder, il m'apparait nécessaire de discuter, au moins brièvement, de succession.

La succession

Voici le scénario typique : un terrain vague ou un champ est abandonné. Les premières plantes sauvages, dont les graines sont si légères qu'elles volent au vent, s'installent, attirant du même coup insectes et petits animaux. Ces derniers amènent avec eux, consciemment ou non, des graines plus lourdes, parfois même des graines appartenant à des arbres. Les arbres font leur entrée en scène, attirant encore plus d'animaux et, du même coup, élargissement les possibilités de colonisation par d'autres arbres. Entre temps, certaines des plantes colonisatrices ont modifié le milieu pour le rendre plus habitable. Par exemple, les trèfles, qui hébergent des bactéries fixatrices d'azote dans leur racines, ont la faculté d'enrichir le sol en azote (Raven et al, 2014), qui est un nutriment essentiel à la croissance des végétaux (Cain et al, 2011).

Les premiers arbres sont ensuite remplacés par des arbres plus tolérants à l'ombre. En effet, en grandissant, les arbres déploient leurs feuilles pour capter la lumière et, du même coup, créent de l'ombre sur pratiquement tout le sol de ce qui devient, tranquillement, un boisé, voire une forêt. Or, certains arbres et certaines plantes sont plus tolérants que d'autres à l'ombre, c'est-à-dire qu'ils nécessitent moins de lumière pour pouvoir survivre, se développer et, éventuellement, se reproduire. Les arbres tolérants à l'ombre survivent donc dans ce milieu ombragé; les intolérants à l'ombre sont, quant à eux, évincés. Finalement, la composition de la forêt se stabilise, c'est-à-dire que les espèces qui y sont présentes sont parfaitement adaptées à l'endroit et y demeurent, en théorie pour toujours, en pratique pour très longtemps (Cain et al, 2011).

Maintenant, place au vocabulaire scientifique : les premières plantes sont les espèces colonisatrices : elles survient très bien dans les milieux difficiles, mais ne tolèrent pas vraiment la compétition avec d'autres plantes. L'arrivée des espèces colonisatrices marque le stade de succession primaire. Le dernier stade, celui où la composition de la forêt est stabilisée, est le stade climax : les plantes et les arbres sont très tolérants à la compétition avec leurs voisins, mais ne sauraient vivre ailleurs que dans une forêt confortable. Pas question pour eux de vivre dans un terrain vague et hostile. Toutes les espèces qui ont habité la forêt entre les colonisatrices du stade primaire et les permanentes du stade climax sont des espèces intermédiaires (Cain et al, 2011).

La place du chêne rouge dans la succession et l'importance des feux de forêt

Le chêne rouge est capricieux : il entre dans une catégorie à part. Il n'est ni un colonisateur, ni un résident permanent du stade climax. En fait, il est un genre d'espèce intermédiaire, mais qui est présent tout le temps. Comment cela se fait-il ?

Retournons à notre scénario de succession, et ajoutons-y une composante : la perturbation. Une perturbation est un événement, naturel ou anthropique, qui détruit ou transforme drastiquement le milieu ou une partie du milieu. Un feu de forêt est une perturbation. Il va sans dire qu'une perturbation entrecoupe notre scénario de succession, puisque nombre des habitants de la forêt, plantes et animaux, sont détruits, tués, brulés. Toutefois, on ne repart pas vraiment à zéro, puisqu'une forêt brulée est tout de même bien plus riche en nutriments et, dans un sens, tout de même plus hospitalière, qu'un terrain vague. Donc, les espèces qui s'installent suite à une perturbation ne sont pas des colonisatrices. On qualifie la succession qui suit une perturbation de succession secondaire (Cain et al, 2011). C'est là que s'inscrit le chêne rouge.

Dans le centre-est des États-Unis, au sud des Grands lacs, se trouvaient de grandes étendues, appelées savanes de chênes, qui étaient composées principalement d'herbes et de buissons et où, par-ci par-là, se dressaient des arbres, dont des chênes. Dans notre scénario de succession, ces herbes et ces buissons attireraient des animaux, puis des arbres, et ces savanes deviendraient des forêts. Or, cela ne se produit pas, puisque la succession est entrecoupée de feux. Ainsi, chaque fois que de nouveaux arbres préparent leur entrée et sont sur le point d'évincer les chênes rouges, un feu survient et a raison d'eux. J'ai décrit ces savanes au passé, puisque leur importance a diminué avec l'arrivée des colons européens et l'élimination progressive des feux de savanes (Crow, 1988).

Il ne faut pas croire que les chênes rouges soient limités à ces savanes : on retrouve également des forêts composées, en plus ou moins grande partie, de chêne rouges. Toutefois, le rôle historique du feu y est le même : la mise en place de ces forêts de chêne a été possible grâce à l'élimination, par le feu, des autres arbres. Crow (1988) cite comme exemple des forêts qui, sans feu, devraient être dominées par l'érable à sucre, mais qui sont aujourd'hui dominées par le chêne rouge en raison d'un feu ancien qui a éliminé les érables.

Néanmoins, comment expliquer que le feu, en éliminant les autres arbres, n'élimine pas sur son passage le chêne présent sur les lieux ? En fait, les chênes ont développé deux grandes adaptations aux feux de forêts. D'abord, leur écorce est plus épaisse et résiste donc mieux au feu. Ensuite, les chênes génèrent davantage de repousses que les autres arbres. Ce faisant, suite à une perturbation, ils vont facilement dominer la succession secondaire (Crow, 1988). Par exemple, dans une étude menée par Swan (1970), 87 % des chênes ont repoussés suite à un feu, contre 43 % des autres arbres présents.

Conclusion

Bref, les feux de forêt sont essentiels à la régénération de chêne rouge, puisqu'ils éliminent les autres arbres, ouvrant ainsi la canopée (étage supérieur de la forêt, à cause duquel le sol d'une forêt est presque constamment plongé dans l'ombre) de la forêt et laissant passer toute la lumière nécessaire à la croissance du chêne. En l'absence de feux, le chêne rouge va se limiter aux abords de la forêt, où le terrain est hospitalier sans être trop ombragé, et ne s'aventurera pas dans le cœur de la forêt, où la lumière est très limitée (Crow, 1988).

Il va sans dire que les chênes ne sont pas les seuls arbres ayant développé des adaptations aux feux de forêts. Sans dresser une liste exhaustive des ingénieuses adaptations des plantes aux feux, je tiens tout de même à mentionner brièvement celle du pin gris (Pinus banksiana), qui domine souvent les forêts boréales du nord du Québec et de l'Ontario. Chez les pins, les graines se trouvent sous les écailles des cônes femelles. Or, chez le pin gris, les écailles sont soudées entre elles par de la résine et ne s'ouvrent pratiquement que sous l'effet de la chaleur intense, autrement dit du feu (Farrar, 1996). Ainsi, contrairement au chêne rouge, chez qui l'action du feu est indirecte, puisqu'elle avantage le chêne rouge en tuant les autres arbres, l'action du feu chez le pin gris est directe, puisque ledit feu est littéralement nécessaire à la libération des graines.

Cessons donc de craindre pour la survie de nos forêts chaque fois qu'un feu s'y allume : elles sont bien plus résistantes et adaptées que nous aux incendies et n'ont certainement pas besoin de notre intervention pour s'en remettre !


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Références


Cain, M. L., Bowman, W. D. et Hacker, S. D. (2011). Ecology (2e éd). Sunderland, MA : Sinauer Associates, Inc.

Crow, T. R. (1988). Reproductive Mode and Mechanisms for Self-Replacement of Northern Red Oak (Quercus rubra)- A Review. Forest Science, 34(1) : 19-40.

Farrar, J. L. (1996). Les arbres du Canada. Saint-Laurent : Fides.

Ovington, J. D. et Macrae, C. (1960). The growth of seedlings of Quercus petraea. Journal of Ecology, 48 : 549-555.

Raven, Evert et Eichhorn. (2014). Biologie végétale (3e éd.). Bruxelles : de Boeck Supérieur.

Swan, F. F., Jr. (1970). Post fire response of four plant communities in south-central New York State. Ecology, 51 : 1074-1082. 

Iconographie


Ressources naturelles Canada, Chêne rouge [en ligne], URL: http://aimfc.rncan.gc.ca/fr/arbres/fiche/66.

jeudi 19 février 2015

Historique des grèves étudiantes au Québec


Le printemps approche et, avec lui, le mouvement de grève étudiante se met en marche. Je tâcherai, dans cet article, de résumer dans son essentiel l'historique des grèves étudiantes au Québec. L'objectif est de répondre à trois arguments, parfois formulés sous forme d'inquiétudes, maintes fois énoncés par les opposant-e-s à la grève :

1. La grève ne serait pas la bonne solution et il faudrait envisager d'autres moyens de pression.
2. La grève ne portera pas fruit et elle est un moyen inutile.
3. La session sera annulée.

J'ose croire que l'historique des grèves étudiantes au Québec et les conclusions qui en sont tirées sauront convaincre la communauté étudiante de la nécessité et de l'efficacité de la grève générale illimitée, tout en rassurant ladite communauté par rapport au risque, pratiquement nul, que les sessions scolaires soient annulées.

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1957 - Une subvention du gouvernement fédéral est accordée aux universités québécoises. Néanmoins, le gouvernement Duplessis refuse de transmettre le montant auxdites universités. Une grève de 24 heures est déclenchée. À ma connaissance, cette grève, sans être illimitée, est la première grève du mouvement étudiant québécois, qui commence alors à peine à prendre forme.

1958 - Une grève d'une journée est déclarée aux universités de Montréal, Laval, McGill, Bishop's et Sir-George William's (aujourd'hui Concordia), avec pour revendication l'abolition des droits de scolarité. Cette grève, comme la précédente, n'est pas illimitée, et fort évidemment, les frais de scolarité seront maintenus. Saluons tout de même les efforts de trois étudiant-e-s (Francine Laurendeau, Jean-Pierre Goyer et Bruno Meloche) pour l'occupation des bureaux du premier ministre Duplessis, occupation qui dura 37 jours.

À compter de ce point, les grèves mentionnées seront toutes des grèves générales illimitées.

1968 - Une grève est déclenchée par une quinzaine d'associations collégiales, ainsi que par quelques associations universitaires départementales et facultaires, réclamant la création d'une seconde université francophone à Montréal, une révision du régime des prêts et bourses, ainsi que la gratuité scolaire. La grève est déclenchée en octobre, et l'Assemblée nationale adopte en décembre la loi sur l'Université du Québec, qui mènera à la fondation du réseau des universités du Québec et à la fondation de l'UQAM. Les droits de scolarité sont gelés. Il est intéressant de constater que le rapport Parent, proposant entre autres la fondation d'une seconde université francophone à Montréal, avait été publié en 1963-1964. Il aura donc fallu attendre quatre ans avant que la proposition ne soit adoptée à l'Assemblée nationale - deux mois après le déclenchement de la grève étudiante.

1974 - Cette année-là, deux grèves ont lieu en automne, portant chacune des revendications distinctes. La première grève avait pour objet l'opposition au nouveaux tests d'aptitude pour les études universitaires. La seconde avait pour revendication l'amélioration du régime des prêts et bourses. Les étudiant-e-s obtiennent gain de cause aux deux grèves. L'ANEEQ (Association nationale des étudiants et des étudiantes du Québec) est fondée à la suite de cette grève, en 1975.

1978 - Cette grève-là est une grève offensive, en ce sens où elle a été déclenchée sans qu'il n'y ait eu nul mouvement législatif à l'Assemblée nationale. En fait, c'est face à l'abandon, par le gouvernement péquiste, de ses promesses sur la gratuité scolaire que le mouvement étudiant s'organise. Cette grève mène à une amélioration du régime des prêts et bourses. Notons que c'est la première fois, lors de cette grève, qu'une université québécoise est complètement fermée pour cause de grève - en l'occurrence, l'UQAM.

1986 - Face à l'intention formulée par le gouvernement libéral de dégeler les frais de scolarité, une grève est déclenchée. Le gel est maintenu jusqu'en 1989.

1988 - Une grève est déclenchée, avec pour revendication l'amélioration du régime des prêts et bourses. Malheureusement, le mouvement s'estompe rapidement, en partie en raison des déchirements internes au sein de l'ANEEQ. Après trois semaines, la grève prend fin, sans gains.

1990 - Une grève est lancée par opposition au dégel des frais de scolarité. Malheureusement, le mouvement ne se généralise pas et la grève s'estompe sans gains. L'ANEEQ est dissoute quelques années plus tard, en 1994.

1996 - Une grève est déclenchée en réaction à la hausse des frais de scolarité décrétée par Mme Marois, alors ministre de l'éducation. Les frais de scolarité sont gelés pour 10 ans.

2005 - Suite à l'annonce, par le gouvernement libéral, du transfert de 103 millions de dollars de bourses en prêts, une grève est mise en branle. Le transfert est annulé.

2012 - La plus longue grève étudiante de l'histoire du Québec a lieu, face à la hausse des frais de scolarité annoncée par le gouvernement libéral. La grève mènera, directement ou indirectement, à l'échec du Parti libéral du Québec aux élections provinciales, ainsi qu'à l'annulation de la hausse des frais de scolarité. Toutefois, la hausse n'est que très temporairement annulée, puisqu'elle est vite remplacée par une indexation desdits frais.

Maintenant, écrivons l'histoire...

2015 - Le Parti libéral du Québec annonce une série sans précédent de coupes sauvages dans tout ce qui touche, de près ou de loin, le tissu social québécois. L'éducation, la santé, la culture, l'environnement, la recherche scientifique, tout est passé au scalpel par le gouvernement, pour cause d'austérité. Refusant une destruction pure et nette du tissu social caractérisant notre société, le mouvement étudiant se met en marche, dans l'espoir d'être suivi de près par la société québécoise dans son ensemble. La lutte de 2015 a cela d'unique qu'elle ne concerne pas les étudiant-e-s en tant qu'étudiant-e-s, mais en tant que citoyen-ne-s québécois-e-s.

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Résumons notre historique, en ne tenant compte que des grèves générales illimitées - car il faut savoir que nombre de grèves limitées à une ou à quelques journées ont ponctué les dernières décennies, sans être ici mentionnées.

Dix grèves générales illimitées ont eu lieu, entre 1968 et 2012 inclusivement. Parmi celles-ci, huit se sont révélées par des victoires complètes ou partielles, en ce sens ou le mouvement étudiant est sorti de la grève avec des gains potentiels. Deux peuvent être considérées comme un échec : les grèves de 1988 et de 1990. Or, ces deux grèves ont été caractérisées par des déchirements au sein du mouvement étudiant - à l'inverse, le mouvement étudiant aujourd'hui semble d'une solidité épatante, peut-être même est-il plus uni qu'il ne l'était en 2012. Rien ne laisse donc présager un échec de la grève pour cause de déchirements internes.

Les gains obtenus à travers les grèves étudiantes sont les suivants :
- Amélioration du régime des prêts et bourses : 1974, 1978
- Annulation d'une détérioration au régime des prêts et bourses : 2005
- Gel des frais de scolarité : 1968, 1986, 1996
- Annulation d'une hausse des frais de scolarité : 1996, 2005
- Autre : abandon des tests d'aptitude pour les études universitaires, 1974

À la lumière de cet historique, il semble évident que la grève générale illimitée, loin d'être une stratégie inefficace, est au contraire un moyen de pression qui, à maintes reprises, fait ses preuves - pour être précis, 8 fois sur 10.

Ajoutons également qu'aucune grève dans l'histoire du Québec n'a mené à l'annulation d'une session scolaire. Le bordel administratif et physique qui en résulterait, couplé au manque de nouveaux diplômés et de nouvelles diplômées sur le marché du travail, représentent un problème trop pénible pour que l'État puisse le préférer à la négociation et à la conclusion d'une entente avec le mouvement étudiant. L'inquiétude relative à l'éventuelle annulation de la session scolaire semble donc, d'un point de vue historique, nettement exagérée.

Finalement, discutons des prétendues stratégies alternatives à la grève qui devraient être, selon les opposant-e-s à la grève, envisagées. Quelles sont-elles ?

Essentiellement, la société dispose, pour revendiquer ses droits face à l'État, de moyens variés, parmi lesquels figurent les manifestations, les pétitions, les occupations, les négociations, les lettres ouvertes, et j'en passe. Or, il me semble presque inutile de rappeler, tant cela frise l'évidence, que tous ces moyens de pression ont déjà été entrepris - sans succès. Le gouvernement libéral demeure intransigeant, malgré les nombreuses manifestations tenues dernièrement, malgré les nombreuses lettres ouvertes d'éminents intellectuels et d'éminentes intellectuelles appelant à une plus grande retenue dans les coupures budgétaires, malgré les pétitions, et j'en passe. Certaines négociations ont eu lieu, mais les gains obtenus sont fort peu satisfaisants, et le gouvernement ne semble pas disposé à négocier avec le mouvement étudiant en ce qui à trait aux coupures dans le secteur de l'éducation et de la recherche scientifique (nombre d'étudiant-e-s en sciences naturelles sont directement touché-e-s par ces coupures) - pas plus qu'il ne l'était en 2012.

Dans cette optique, j'ose constater que la grève générale illimitée est le meilleur recours face à l'intransigeance de l'État et qu'elle constitue notre meilleure arme. Évidemment, elle implique certains sacrifices de la part de tous et de toutes, mais je suis d'avis que ces sacrifices valent grandement la peine d'être faits, considérant le peu que nous avons à perdre et tout ce que nous pouvons gagner. Il suffit simplement de faire preuve d'une bonne force morale et d'accepter de sacrifier un petite tranche du soi pour l'intérêt commun du nous auquel, n'oublions pas, le soi appartient.

Seule la lutte paie !


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RÉFÉRENCES

Coalition large de l'Association pour une solidarité syndicale étudiante. (2012). Bloquons la hausse. Historique des grèves générales [en ligne], adresse URL: http://www.bloquonslahausse.com/verslagreve/historique-des-greves-generales/.

Radio-Canada. (22 mars 2012). Les grèves étudiantes au Québec : quelques jalons [en ligne], adresse URL: http://bit.ly/1ri1ctO.

Ataogul, S.. Gibson, A., Girard, D., Makela, F., Saint-Amant, M.-C., Verbauwhede, C, Lacoursière, B. (2013). Association des juristes progressistes du Québec. Grève étudiante : perspectives juridiques et historiques, 26 p.