vendredi 31 juillet 2015

Quand le hêtre débarque, l'érable lui cède sa place


Dans mon précédent billet, j'ai introduit la notion de succession végétale et du rôle qu'y joue le chêne rouge. Approfondissons maintenant les notions au cœur de la succession en discutant de l'arbre emblème du Canada : l'érable à sucre (Acer saccharum).

Comme toute plante, l'érable à sucre a besoin de lumière pour vivre, puisqu'à l'aide de cette lumière et de dioxyde de carbone (CO2), il peut créer ses propres glucides et utiliser ces mêmes glucides pour grandir et se reproduire. Néanmoins, toutes les plantes n'ont pas les mêmes besoins : certaines requièrent beaucoup de lumière, d'autre tolèrent bien l'ombre; certaines ont besoin de beaucoup d'eau, d'autres s'accommodent bien de la sécheresse, certaines aiment la chaleur, d'autres le froid, etc (Raven et al, 2014).

L'érable à sucre

L'érable à sucre (figure 1), pour sa part, est un arbre à croissance lente et tolérant à l'ombre. Autrement dit, l'érable  à sucre s’accommode très bien de l'ombre, il peut vivre en ayant un taux photosynthétique bas et, justement parce que son activité photosynthétique est basse, sa croissance est lente (Brisson et al, 1988).


Pour cette raison, l'érable à sucre semble dominer les forêts du sud du Québec, où le climat lui est propice (Brisson et al, 1988). Toutefois, cette apparente domination est peut-être trompeuse : plongeons-nous, ensemble, dans l'histoire de nos forêts, et tentons d'esquisser leur avenir.

La composition actuelle d'une forêt dépend de son histoire

Supposons deux sites, les deux situés dans le sud du Québec : le premier est un champ abandonné; le second, une forêt tout juste rasée à blanc. Chacun de ces sites a subi une perturbation majeure. Le premier, qui jadis était une forêt, a été rasé, défriché, cultivé, travaillé, puis abandonné à son sort. Le second, qui récemment était une forêt, a été totalement rasé - néanmoins, le sol n'ayant pas été labouré, les racines des arbres coupés sont toujours présentes, et une quantité considérable de bois mort jonche et parsème le sol sous forme de branches et de souches d'arbres.

Dans le champ abandonné, les espèces pionnières (ou colonisatrices) sont le frêne blanc et le bouleau gris, ainsi que, dans une moindre mesure, l'orme d'Amérique. Ces trois arbres produisent de nombreuses graines, et leur graines sont légères et disséminées par le vent, ce qui leur permet de parcourir de grandes distances et d'atteindre, au hasard et aux aléas des vents, le champ. Une fois dans le champ, ces graines y germent et une forêt se développe, attirant du même coup oiseaux et petits mammifères (Brisson et al, 1988). 

Dans le site récemment rasé à blanc, l'espèce pionnière est le tilleul d'Amérique. Ce dernier se reproduit en grande partie par voie végétative, ce qui veut dire qu'il peut se reproduire par lui-même, sans partenaire sexuel et sans passer par une graine. En quelque sorte, le tilleul d'Amérique se clone lui-même, par rejet de souche : une nouvelle pousse apparaît sur la plante ou, dans le cas d'un arbre coupé, sur la souche de l'arbre. Ainsi, la présence des racines, dans le site rasé à blanc, joue un rôle majeur dans la composition des espèces pionnières (Brisson et al, 1988).

Place au présent

Que la forêt soit issue d'une coupe à blanc ou d'un champ abandonné, l'arbre qui la domine 50 ans après ses débuts est l'érable à sucre (toujours dans le sud du Québec). La dominance de l'érable à sucre s'explique par sa tolérance à l'ombre, qualité que les espèces pionnières, à croissance rapide (et qui requièrent donc beaucoup de sucres et de photosynthèse), n'ont pas (Brisson et al, 1988).

La dominance de l'érable à sucre dans de nombreuses forêts du sud du Québec a longtemps fait croire aux biologistes, aux écologistes et aux professionnels forestiers que l'érablière à sucre constituait le stade climax des forêts décidues de cette région (rappelons que le stade climax représente le stade de la forêt où sa composition est stable pour une longue période de temps). Or, il semble que nous ayons été dupés par l'histoire de ces forêts : elles ont, pour la plupart, été perturbées et, en ce sens, elles sont jeunes (Brisson et al, 1988).

En route vers le futur

En étudiant dix sites forestiers semblables du Haut-Saint-Laurent, Brisson et al (1988) ont conclu que, pour les neuf sites ayant subi une perturbation dans les soixante dernières années, la forêt tend vers une dominance de l'érable à sucre. Néanmoins, l'unique site n'ayant vraisemblablement pas été perturbée depuis, au moins, les 250 dernières années, présente un scénario différent : il est passé d'une dominance de l'érable à sucre à une dominance du hêtre à grandes feuilles (Fagus grandifolia; voir figure 2) - autrement dit, d'une érablière à une hêtraie.


Or, un même scénario a été prévu dans l'état de New York par Nicholson et al (1979), ce qui laisse croire que de nombreuses érablières du sud du Québec pourraient devenir, avec le temps, des hêtraies. Toutefois, il ne faudrait pas sauter trop rapidement aux conclusions : certaines études proposent des résultats différents. Ainsi, McIntosh (1972) indique, au contraire, un passage de la hêtraie à l'érablière, et Woods (1979) parle plutôt de remplacement mutuel, c'est-à-dire que la transition de l'érablière à la hêtraie serait cyclique.

Ceci dit, comment expliquer que l'érable à sucre, pourtant très tolérant à l'ombre, se fasse évincé par le hêtre à grandes feuilles ? Les travaux de Bouliane (1962) apportent une certaine réponse à cette question : il semblerait que les feuilles du hêtre, en tombant au sol et en s'y décomposant, acidifieraient le sol, rendant ce dernier moins propice à la croissance de l'érable. Autrement dit, le hêtre à grandes feuilles modifierait l'acidité du sol à son avantage et au désavantage de l'érable à sucre.

Conclusion

Finalement, qu'en est-il de l'emblème du Canada ? Devrions-nous songer à retirer la feuille d'érable du drapeau canadien pour la remplacer par une feuille de hêtre ? Évidemment, non : l'érable à sucre n'a probablement pas été choisi comme symbole canadien seulement pour son abondance, et son sirop délicieux y est peut-être pour quelque chose - je ne suis pas historien et, à vrai dire, je n'en sais rien. 

Une chose est toutefois certaine : l'érable à sucre n'est actuellement pas l'arbre le plus abondant au Canada. Au contraire, sa distribution se limite au sud du Québec et de l'Ontario, ainsi qu'aux maritimes. Le pin gris, l'épinette noire, les bouleaux, le peuplier faux-tremble sont autant d'espèces largement plus distribuées à travers le Canada (Farrar, 1996).


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Références

Bouliane, A. (1962). Étude de la transformation de l'érablière à sucre en hêtraie. Thèse de M. Sc., Université Laval, Québec.

Brisson, J., Bergeron, Y. et Bouchard, A. (1988). Les successions secondaires sur sites mésiques dans le Haut-Saint-Laurent, Québec, Canada. Can. J. Bot., 66 : 1192-1203.

Farrar, J. L. (1996). Les arbres du Canada. Saint-Laurent : Fides.

McIntosh, R. P. (1972). Forests of the Catskill Montains, New York. Ecol. Monogr., 42 : 143-161.

Nicholson, S. A., Scott, J. T., et Breisch, A. R., (1979). Structure and succession in the tree stratum at Lake George, New York. Ecology, 60 : 1240-1254.

Raven, Evert et Eichhorn. (2014). Biologie végétale (3e éd.). Bruxelles : de Boeck Supérieur.

Woods, K. D. (1979). Reciprocal replacement and the maintenance of codominance in a beech - maple forest. Oikos, 33 : 31-19.

Iconographie


Ressources naturelles Canada. Érable à sucre [en ligne], URL: http://aimfc.rncan.gc.ca/fr/arbres/fiche/86.

Ressources naturelles Canada. Hêtre à grandes feuilles [en ligne], URL: http://aimfc.rncan.gc.ca/fr/arbres/fiche/25.


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