lundi 12 octobre 2015

Dans un parc près de chez moi


Dans mon quartier se trouve un parc. Plutôt grand, avec une école primaire, deux espaces de jeux pour enfants, trois terrains de soccer de tailles diverses, des jeux d'eau, des pommiers sauvages, quelques chênes, un mûrier mâle (il ne donne jamais de mûres, je présume donc que c'est un mâle).

Dans ce même parc, près d'une petite colline, se trouvait un petit champ de fleurs. En fait, j'émets l'hypothèse qu'il y avait là du gazon que la Ville ne coupait pas. Quoiqu'il en soit, une grande variété de fleurs sauvages s'y retrouvaient : asclépiade commune, verge d'or, grand liseron, herbe à dinde, plantain majeur, trèfle rouge et même, dans un coin, une colonie de prêles - pour ne nommer que celles-la.

Je ne sais pas comment toutes ces fleurs sont apparues ici. Ont-elles été volontairement plantées ? Leurs graines ont-elles été amenées par les vents ? Dans mes deux précédents billets, il a été question de succession végétale : ces plantes ont peut-être colonisé l'espace abandonné que représentait cette partie du parc, sans que personne ne les y invite.

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Durant le mois de juillet, je visitais parfois cet endroit, guides d'identification de fleurs sauvages en main (les livres du groupe Fleurbec, que je recommande absolument à tout le monde), et j'apprenais à identifier les différentes fleurs sauvages qui poussaient ça et là, dans un désordre total, de manière parfaitement archaïque et sublimement naturelle. La majorité des plantes que j'ai nommées plus haut, je les ai connues dans ce parc.

On retrouverait aussi, associées à ces plantes, de nombreux papillons, des longicornes et autres coléoptères, dont le longicorne de l'asclépiade qui se régalait de l'épaisse feuille de cette plante qui nourrit aussi, entre autres, les larves du monarque, ce papillon en voie d'extinction.

En somme, cet endroit du parc était le plus beau, car de loin le plus vivant.

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Au début du mois d'août, j'ai quitté le pays pour quelques temps. En revenant, j'ai rapidement repris l'école, et je n'ai plus trouvé le temps de visiter le parc. J'y suis retourné aujourd'hui (en date du 12 octobre).

Le parc est un champ de ruines.

Parfaitement rasé. Tondu à sec.

Plus rien, rien d'autre que du gazon.

Pourquoi ? Je l'ignore.

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C'est maintenant l'automne. De nombreuses fleurs vivaces laissent volontairement dépérir leur partie externe et s'endorment sous terre, sous forme de rhizome. Peut-être, me suis-je dit, la Ville voulait éviter aux résident-e-s du quartier le spectacle désolant d'un champ de fleurs à l'allure morte, alors a-t-elle jugé bon de tout raser, pour cacher aux yeux du peuple la réalité du monde et des fleurs qui se laissent un peu mourir pour revivre au printemps suivant.

Peut-être que la Ville a tout simplement décidé de reprendre le contrôle du parc et, pour ce faire, à décidé de déjouer la nature en la rasant.

C'est tout de même un peu triste, d'imaginer les grosses tondeuses écrasant et émiettant des fleurs si douces, si dociles. J'étais un peu triste - mais bon, on a vu pire, et la Nature reprendra ses droits. C'est ce que je me suis dit, pour me réconforter.

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Je n'avais pas tort. Tout près de la colline, des feuilles d'herbe à dinde émergent du sol et le tapissent déjà. Ça et là, des tiges de vesce jargeau jonchent le sol. La Nature reprend ses droits.

Et elle le reprendra tout le temps. Nous pouvons stériliser, raser, brûle, arroser d'herbicides, nous pouvons mettre toute notre énergie à casser la nature, elle reviendra tôt ou tard (tôt, généralement). Alors plutôt que de la combattre, pourquoi ne travaillons-nous pas avec elle, main dans la main ?


vendredi 31 juillet 2015

Quand le hêtre débarque, l'érable lui cède sa place


Dans mon précédent billet, j'ai introduit la notion de succession végétale et du rôle qu'y joue le chêne rouge. Approfondissons maintenant les notions au cœur de la succession en discutant de l'arbre emblème du Canada : l'érable à sucre (Acer saccharum).

Comme toute plante, l'érable à sucre a besoin de lumière pour vivre, puisqu'à l'aide de cette lumière et de dioxyde de carbone (CO2), il peut créer ses propres glucides et utiliser ces mêmes glucides pour grandir et se reproduire. Néanmoins, toutes les plantes n'ont pas les mêmes besoins : certaines requièrent beaucoup de lumière, d'autre tolèrent bien l'ombre; certaines ont besoin de beaucoup d'eau, d'autres s'accommodent bien de la sécheresse, certaines aiment la chaleur, d'autres le froid, etc (Raven et al, 2014).

L'érable à sucre

L'érable à sucre (figure 1), pour sa part, est un arbre à croissance lente et tolérant à l'ombre. Autrement dit, l'érable  à sucre s’accommode très bien de l'ombre, il peut vivre en ayant un taux photosynthétique bas et, justement parce que son activité photosynthétique est basse, sa croissance est lente (Brisson et al, 1988).


Pour cette raison, l'érable à sucre semble dominer les forêts du sud du Québec, où le climat lui est propice (Brisson et al, 1988). Toutefois, cette apparente domination est peut-être trompeuse : plongeons-nous, ensemble, dans l'histoire de nos forêts, et tentons d'esquisser leur avenir.

La composition actuelle d'une forêt dépend de son histoire

Supposons deux sites, les deux situés dans le sud du Québec : le premier est un champ abandonné; le second, une forêt tout juste rasée à blanc. Chacun de ces sites a subi une perturbation majeure. Le premier, qui jadis était une forêt, a été rasé, défriché, cultivé, travaillé, puis abandonné à son sort. Le second, qui récemment était une forêt, a été totalement rasé - néanmoins, le sol n'ayant pas été labouré, les racines des arbres coupés sont toujours présentes, et une quantité considérable de bois mort jonche et parsème le sol sous forme de branches et de souches d'arbres.

Dans le champ abandonné, les espèces pionnières (ou colonisatrices) sont le frêne blanc et le bouleau gris, ainsi que, dans une moindre mesure, l'orme d'Amérique. Ces trois arbres produisent de nombreuses graines, et leur graines sont légères et disséminées par le vent, ce qui leur permet de parcourir de grandes distances et d'atteindre, au hasard et aux aléas des vents, le champ. Une fois dans le champ, ces graines y germent et une forêt se développe, attirant du même coup oiseaux et petits mammifères (Brisson et al, 1988). 

Dans le site récemment rasé à blanc, l'espèce pionnière est le tilleul d'Amérique. Ce dernier se reproduit en grande partie par voie végétative, ce qui veut dire qu'il peut se reproduire par lui-même, sans partenaire sexuel et sans passer par une graine. En quelque sorte, le tilleul d'Amérique se clone lui-même, par rejet de souche : une nouvelle pousse apparaît sur la plante ou, dans le cas d'un arbre coupé, sur la souche de l'arbre. Ainsi, la présence des racines, dans le site rasé à blanc, joue un rôle majeur dans la composition des espèces pionnières (Brisson et al, 1988).

Place au présent

Que la forêt soit issue d'une coupe à blanc ou d'un champ abandonné, l'arbre qui la domine 50 ans après ses débuts est l'érable à sucre (toujours dans le sud du Québec). La dominance de l'érable à sucre s'explique par sa tolérance à l'ombre, qualité que les espèces pionnières, à croissance rapide (et qui requièrent donc beaucoup de sucres et de photosynthèse), n'ont pas (Brisson et al, 1988).

La dominance de l'érable à sucre dans de nombreuses forêts du sud du Québec a longtemps fait croire aux biologistes, aux écologistes et aux professionnels forestiers que l'érablière à sucre constituait le stade climax des forêts décidues de cette région (rappelons que le stade climax représente le stade de la forêt où sa composition est stable pour une longue période de temps). Or, il semble que nous ayons été dupés par l'histoire de ces forêts : elles ont, pour la plupart, été perturbées et, en ce sens, elles sont jeunes (Brisson et al, 1988).

En route vers le futur

En étudiant dix sites forestiers semblables du Haut-Saint-Laurent, Brisson et al (1988) ont conclu que, pour les neuf sites ayant subi une perturbation dans les soixante dernières années, la forêt tend vers une dominance de l'érable à sucre. Néanmoins, l'unique site n'ayant vraisemblablement pas été perturbée depuis, au moins, les 250 dernières années, présente un scénario différent : il est passé d'une dominance de l'érable à sucre à une dominance du hêtre à grandes feuilles (Fagus grandifolia; voir figure 2) - autrement dit, d'une érablière à une hêtraie.


Or, un même scénario a été prévu dans l'état de New York par Nicholson et al (1979), ce qui laisse croire que de nombreuses érablières du sud du Québec pourraient devenir, avec le temps, des hêtraies. Toutefois, il ne faudrait pas sauter trop rapidement aux conclusions : certaines études proposent des résultats différents. Ainsi, McIntosh (1972) indique, au contraire, un passage de la hêtraie à l'érablière, et Woods (1979) parle plutôt de remplacement mutuel, c'est-à-dire que la transition de l'érablière à la hêtraie serait cyclique.

Ceci dit, comment expliquer que l'érable à sucre, pourtant très tolérant à l'ombre, se fasse évincé par le hêtre à grandes feuilles ? Les travaux de Bouliane (1962) apportent une certaine réponse à cette question : il semblerait que les feuilles du hêtre, en tombant au sol et en s'y décomposant, acidifieraient le sol, rendant ce dernier moins propice à la croissance de l'érable. Autrement dit, le hêtre à grandes feuilles modifierait l'acidité du sol à son avantage et au désavantage de l'érable à sucre.

Conclusion

Finalement, qu'en est-il de l'emblème du Canada ? Devrions-nous songer à retirer la feuille d'érable du drapeau canadien pour la remplacer par une feuille de hêtre ? Évidemment, non : l'érable à sucre n'a probablement pas été choisi comme symbole canadien seulement pour son abondance, et son sirop délicieux y est peut-être pour quelque chose - je ne suis pas historien et, à vrai dire, je n'en sais rien. 

Une chose est toutefois certaine : l'érable à sucre n'est actuellement pas l'arbre le plus abondant au Canada. Au contraire, sa distribution se limite au sud du Québec et de l'Ontario, ainsi qu'aux maritimes. Le pin gris, l'épinette noire, les bouleaux, le peuplier faux-tremble sont autant d'espèces largement plus distribuées à travers le Canada (Farrar, 1996).


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Références

Bouliane, A. (1962). Étude de la transformation de l'érablière à sucre en hêtraie. Thèse de M. Sc., Université Laval, Québec.

Brisson, J., Bergeron, Y. et Bouchard, A. (1988). Les successions secondaires sur sites mésiques dans le Haut-Saint-Laurent, Québec, Canada. Can. J. Bot., 66 : 1192-1203.

Farrar, J. L. (1996). Les arbres du Canada. Saint-Laurent : Fides.

McIntosh, R. P. (1972). Forests of the Catskill Montains, New York. Ecol. Monogr., 42 : 143-161.

Nicholson, S. A., Scott, J. T., et Breisch, A. R., (1979). Structure and succession in the tree stratum at Lake George, New York. Ecology, 60 : 1240-1254.

Raven, Evert et Eichhorn. (2014). Biologie végétale (3e éd.). Bruxelles : de Boeck Supérieur.

Woods, K. D. (1979). Reciprocal replacement and the maintenance of codominance in a beech - maple forest. Oikos, 33 : 31-19.

Iconographie


Ressources naturelles Canada. Érable à sucre [en ligne], URL: http://aimfc.rncan.gc.ca/fr/arbres/fiche/86.

Ressources naturelles Canada. Hêtre à grandes feuilles [en ligne], URL: http://aimfc.rncan.gc.ca/fr/arbres/fiche/25.


lundi 27 juillet 2015

Les caprices du chêne rouge et son amour pour le feu


Dans l'imaginaire collectif, le feu est souvent synonyme de destruction et de mort. D'ailleurs, de nombreuses forets ont été incendiées (et le sont encore) par les agriculteurs désirant utiliser la terre à des fins agricoles, sans avoir à couper les arbres un à un. Ainsi, lorsqu'un feu de forêt est déclaré, nombreuses sont les personnes qui craignent pour la survie de la forêt qui brûle.

C'est là une des (nombreuses) tares de notre espèce : nous ne savons pas regarder le monde à travers autre chose que nos yeux, et tous les éléments naturels sont mis en relation par rapport à nous. Ainsi, le feu nous tue et est néfaste pour nous, et pour cela il serait aussi néfaste et létal pour toute chose vivante.

Or, cette idée est toute fausse. Dans de nombreuses régions tempérées de la planète, les feux de forêts sont fréquents, surtout lorsque vient l'automne, que les pluies se font rares, que l'eau gèle, n'abreuve plus la végétation qui, elle, s'assèche. Les savanes et les forêts boréales sont deux biomes souvent affectés par les feux (Cain et al, 2011).

Dans de telles conditions, il va sans dire que certains arbres, contrairement aux humains, ont développé des adaptations aux feux, faisant du feu non pas un ennemi, mais un allié, voire un allié indispensable à leur propre régénération. Pour illustrer l'importance des feux de forêts pour la régénération de certains arbres, je traiterai spécifiquement de l'exemple du chêne rouge (Quercus rubra), arbre de la famille des Fagacées.

Le chêne rouge

Le chêne rouge est un arbre très commun de l'est et du centre des États-Unis, dont la distribution ne dépasse pas, en latitude, le sud du Québec et de l'Ontario. (Figure 1) On le reconnait par ses feuilles lobées, dont les lobes se terminent en pointes, et par ses glands recouverts jusqu'au quart par la cupule (Farrar, 1996).


La graine du chêne se retrouve dans le gland. Une fois le gland tombé de l'arbre, il s'assèche rapidement et ses chances de germer et de donner naissance à un nouvel arbre diminuent grandement. Une étude menée par Ovington et Macrae (1960) montre que seulement 1 % des glands laissés sur le sol germent et produisent des plants. Pour éviter à ses graines l'assèchement et la dessiccation (état avancé de déshydratation), le chêne s'est doté d'alliés naturels : les écureuils et les geais enterrent le gland après en avoir consommé une partie, sans nécessairement avoir consommé la graine, ou pour le consommer plus tard, sans nécessairement se souvenir du lieu d'enterrement (Crow, 1988).

Quoiqu'il en soit, le résultat est le même : le gland est enterré et ses chances de germer augmentent drastiquement - 80 % des graines enterrées à 3 cm de profondeur par Ovington et Macrae (1960) ont germé.

L'intolérance à l'ombre

Comme toutes les plantes à fleurs, le chêne rouge entrepose dans son fruit (le gland) à la fois une graine et des réserves de nutriments (Raven et al, 2014). Les réserves de nutriments nourrissent le petit plant de chêne rouge dans les premiers jours suivant la germination. Toutefois, ces réserves ne sont pas éternelles, et le plant a généralement fini de les consommer après avoir développé ses racines. À partir de ce moment, et jusqu'à la fin de la vie de l'arbre, la lumière devient une absolue nécessité : le chêne rouge ne tolérera plus l'ombre (Crow, 1988).

C'est ici que les feux de forêts interviennent. Toutefois, avant de les aborder, il m'apparait nécessaire de discuter, au moins brièvement, de succession.

La succession

Voici le scénario typique : un terrain vague ou un champ est abandonné. Les premières plantes sauvages, dont les graines sont si légères qu'elles volent au vent, s'installent, attirant du même coup insectes et petits animaux. Ces derniers amènent avec eux, consciemment ou non, des graines plus lourdes, parfois même des graines appartenant à des arbres. Les arbres font leur entrée en scène, attirant encore plus d'animaux et, du même coup, élargissement les possibilités de colonisation par d'autres arbres. Entre temps, certaines des plantes colonisatrices ont modifié le milieu pour le rendre plus habitable. Par exemple, les trèfles, qui hébergent des bactéries fixatrices d'azote dans leur racines, ont la faculté d'enrichir le sol en azote (Raven et al, 2014), qui est un nutriment essentiel à la croissance des végétaux (Cain et al, 2011).

Les premiers arbres sont ensuite remplacés par des arbres plus tolérants à l'ombre. En effet, en grandissant, les arbres déploient leurs feuilles pour capter la lumière et, du même coup, créent de l'ombre sur pratiquement tout le sol de ce qui devient, tranquillement, un boisé, voire une forêt. Or, certains arbres et certaines plantes sont plus tolérants que d'autres à l'ombre, c'est-à-dire qu'ils nécessitent moins de lumière pour pouvoir survivre, se développer et, éventuellement, se reproduire. Les arbres tolérants à l'ombre survivent donc dans ce milieu ombragé; les intolérants à l'ombre sont, quant à eux, évincés. Finalement, la composition de la forêt se stabilise, c'est-à-dire que les espèces qui y sont présentes sont parfaitement adaptées à l'endroit et y demeurent, en théorie pour toujours, en pratique pour très longtemps (Cain et al, 2011).

Maintenant, place au vocabulaire scientifique : les premières plantes sont les espèces colonisatrices : elles survient très bien dans les milieux difficiles, mais ne tolèrent pas vraiment la compétition avec d'autres plantes. L'arrivée des espèces colonisatrices marque le stade de succession primaire. Le dernier stade, celui où la composition de la forêt est stabilisée, est le stade climax : les plantes et les arbres sont très tolérants à la compétition avec leurs voisins, mais ne sauraient vivre ailleurs que dans une forêt confortable. Pas question pour eux de vivre dans un terrain vague et hostile. Toutes les espèces qui ont habité la forêt entre les colonisatrices du stade primaire et les permanentes du stade climax sont des espèces intermédiaires (Cain et al, 2011).

La place du chêne rouge dans la succession et l'importance des feux de forêt

Le chêne rouge est capricieux : il entre dans une catégorie à part. Il n'est ni un colonisateur, ni un résident permanent du stade climax. En fait, il est un genre d'espèce intermédiaire, mais qui est présent tout le temps. Comment cela se fait-il ?

Retournons à notre scénario de succession, et ajoutons-y une composante : la perturbation. Une perturbation est un événement, naturel ou anthropique, qui détruit ou transforme drastiquement le milieu ou une partie du milieu. Un feu de forêt est une perturbation. Il va sans dire qu'une perturbation entrecoupe notre scénario de succession, puisque nombre des habitants de la forêt, plantes et animaux, sont détruits, tués, brulés. Toutefois, on ne repart pas vraiment à zéro, puisqu'une forêt brulée est tout de même bien plus riche en nutriments et, dans un sens, tout de même plus hospitalière, qu'un terrain vague. Donc, les espèces qui s'installent suite à une perturbation ne sont pas des colonisatrices. On qualifie la succession qui suit une perturbation de succession secondaire (Cain et al, 2011). C'est là que s'inscrit le chêne rouge.

Dans le centre-est des États-Unis, au sud des Grands lacs, se trouvaient de grandes étendues, appelées savanes de chênes, qui étaient composées principalement d'herbes et de buissons et où, par-ci par-là, se dressaient des arbres, dont des chênes. Dans notre scénario de succession, ces herbes et ces buissons attireraient des animaux, puis des arbres, et ces savanes deviendraient des forêts. Or, cela ne se produit pas, puisque la succession est entrecoupée de feux. Ainsi, chaque fois que de nouveaux arbres préparent leur entrée et sont sur le point d'évincer les chênes rouges, un feu survient et a raison d'eux. J'ai décrit ces savanes au passé, puisque leur importance a diminué avec l'arrivée des colons européens et l'élimination progressive des feux de savanes (Crow, 1988).

Il ne faut pas croire que les chênes rouges soient limités à ces savanes : on retrouve également des forêts composées, en plus ou moins grande partie, de chêne rouges. Toutefois, le rôle historique du feu y est le même : la mise en place de ces forêts de chêne a été possible grâce à l'élimination, par le feu, des autres arbres. Crow (1988) cite comme exemple des forêts qui, sans feu, devraient être dominées par l'érable à sucre, mais qui sont aujourd'hui dominées par le chêne rouge en raison d'un feu ancien qui a éliminé les érables.

Néanmoins, comment expliquer que le feu, en éliminant les autres arbres, n'élimine pas sur son passage le chêne présent sur les lieux ? En fait, les chênes ont développé deux grandes adaptations aux feux de forêts. D'abord, leur écorce est plus épaisse et résiste donc mieux au feu. Ensuite, les chênes génèrent davantage de repousses que les autres arbres. Ce faisant, suite à une perturbation, ils vont facilement dominer la succession secondaire (Crow, 1988). Par exemple, dans une étude menée par Swan (1970), 87 % des chênes ont repoussés suite à un feu, contre 43 % des autres arbres présents.

Conclusion

Bref, les feux de forêt sont essentiels à la régénération de chêne rouge, puisqu'ils éliminent les autres arbres, ouvrant ainsi la canopée (étage supérieur de la forêt, à cause duquel le sol d'une forêt est presque constamment plongé dans l'ombre) de la forêt et laissant passer toute la lumière nécessaire à la croissance du chêne. En l'absence de feux, le chêne rouge va se limiter aux abords de la forêt, où le terrain est hospitalier sans être trop ombragé, et ne s'aventurera pas dans le cœur de la forêt, où la lumière est très limitée (Crow, 1988).

Il va sans dire que les chênes ne sont pas les seuls arbres ayant développé des adaptations aux feux de forêts. Sans dresser une liste exhaustive des ingénieuses adaptations des plantes aux feux, je tiens tout de même à mentionner brièvement celle du pin gris (Pinus banksiana), qui domine souvent les forêts boréales du nord du Québec et de l'Ontario. Chez les pins, les graines se trouvent sous les écailles des cônes femelles. Or, chez le pin gris, les écailles sont soudées entre elles par de la résine et ne s'ouvrent pratiquement que sous l'effet de la chaleur intense, autrement dit du feu (Farrar, 1996). Ainsi, contrairement au chêne rouge, chez qui l'action du feu est indirecte, puisqu'elle avantage le chêne rouge en tuant les autres arbres, l'action du feu chez le pin gris est directe, puisque ledit feu est littéralement nécessaire à la libération des graines.

Cessons donc de craindre pour la survie de nos forêts chaque fois qu'un feu s'y allume : elles sont bien plus résistantes et adaptées que nous aux incendies et n'ont certainement pas besoin de notre intervention pour s'en remettre !


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Références


Cain, M. L., Bowman, W. D. et Hacker, S. D. (2011). Ecology (2e éd). Sunderland, MA : Sinauer Associates, Inc.

Crow, T. R. (1988). Reproductive Mode and Mechanisms for Self-Replacement of Northern Red Oak (Quercus rubra)- A Review. Forest Science, 34(1) : 19-40.

Farrar, J. L. (1996). Les arbres du Canada. Saint-Laurent : Fides.

Ovington, J. D. et Macrae, C. (1960). The growth of seedlings of Quercus petraea. Journal of Ecology, 48 : 549-555.

Raven, Evert et Eichhorn. (2014). Biologie végétale (3e éd.). Bruxelles : de Boeck Supérieur.

Swan, F. F., Jr. (1970). Post fire response of four plant communities in south-central New York State. Ecology, 51 : 1074-1082. 

Iconographie


Ressources naturelles Canada, Chêne rouge [en ligne], URL: http://aimfc.rncan.gc.ca/fr/arbres/fiche/66.

jeudi 19 février 2015

Historique des grèves étudiantes au Québec


Le printemps approche et, avec lui, le mouvement de grève étudiante se met en marche. Je tâcherai, dans cet article, de résumer dans son essentiel l'historique des grèves étudiantes au Québec. L'objectif est de répondre à trois arguments, parfois formulés sous forme d'inquiétudes, maintes fois énoncés par les opposant-e-s à la grève :

1. La grève ne serait pas la bonne solution et il faudrait envisager d'autres moyens de pression.
2. La grève ne portera pas fruit et elle est un moyen inutile.
3. La session sera annulée.

J'ose croire que l'historique des grèves étudiantes au Québec et les conclusions qui en sont tirées sauront convaincre la communauté étudiante de la nécessité et de l'efficacité de la grève générale illimitée, tout en rassurant ladite communauté par rapport au risque, pratiquement nul, que les sessions scolaires soient annulées.

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1957 - Une subvention du gouvernement fédéral est accordée aux universités québécoises. Néanmoins, le gouvernement Duplessis refuse de transmettre le montant auxdites universités. Une grève de 24 heures est déclenchée. À ma connaissance, cette grève, sans être illimitée, est la première grève du mouvement étudiant québécois, qui commence alors à peine à prendre forme.

1958 - Une grève d'une journée est déclarée aux universités de Montréal, Laval, McGill, Bishop's et Sir-George William's (aujourd'hui Concordia), avec pour revendication l'abolition des droits de scolarité. Cette grève, comme la précédente, n'est pas illimitée, et fort évidemment, les frais de scolarité seront maintenus. Saluons tout de même les efforts de trois étudiant-e-s (Francine Laurendeau, Jean-Pierre Goyer et Bruno Meloche) pour l'occupation des bureaux du premier ministre Duplessis, occupation qui dura 37 jours.

À compter de ce point, les grèves mentionnées seront toutes des grèves générales illimitées.

1968 - Une grève est déclenchée par une quinzaine d'associations collégiales, ainsi que par quelques associations universitaires départementales et facultaires, réclamant la création d'une seconde université francophone à Montréal, une révision du régime des prêts et bourses, ainsi que la gratuité scolaire. La grève est déclenchée en octobre, et l'Assemblée nationale adopte en décembre la loi sur l'Université du Québec, qui mènera à la fondation du réseau des universités du Québec et à la fondation de l'UQAM. Les droits de scolarité sont gelés. Il est intéressant de constater que le rapport Parent, proposant entre autres la fondation d'une seconde université francophone à Montréal, avait été publié en 1963-1964. Il aura donc fallu attendre quatre ans avant que la proposition ne soit adoptée à l'Assemblée nationale - deux mois après le déclenchement de la grève étudiante.

1974 - Cette année-là, deux grèves ont lieu en automne, portant chacune des revendications distinctes. La première grève avait pour objet l'opposition au nouveaux tests d'aptitude pour les études universitaires. La seconde avait pour revendication l'amélioration du régime des prêts et bourses. Les étudiant-e-s obtiennent gain de cause aux deux grèves. L'ANEEQ (Association nationale des étudiants et des étudiantes du Québec) est fondée à la suite de cette grève, en 1975.

1978 - Cette grève-là est une grève offensive, en ce sens où elle a été déclenchée sans qu'il n'y ait eu nul mouvement législatif à l'Assemblée nationale. En fait, c'est face à l'abandon, par le gouvernement péquiste, de ses promesses sur la gratuité scolaire que le mouvement étudiant s'organise. Cette grève mène à une amélioration du régime des prêts et bourses. Notons que c'est la première fois, lors de cette grève, qu'une université québécoise est complètement fermée pour cause de grève - en l'occurrence, l'UQAM.

1986 - Face à l'intention formulée par le gouvernement libéral de dégeler les frais de scolarité, une grève est déclenchée. Le gel est maintenu jusqu'en 1989.

1988 - Une grève est déclenchée, avec pour revendication l'amélioration du régime des prêts et bourses. Malheureusement, le mouvement s'estompe rapidement, en partie en raison des déchirements internes au sein de l'ANEEQ. Après trois semaines, la grève prend fin, sans gains.

1990 - Une grève est lancée par opposition au dégel des frais de scolarité. Malheureusement, le mouvement ne se généralise pas et la grève s'estompe sans gains. L'ANEEQ est dissoute quelques années plus tard, en 1994.

1996 - Une grève est déclenchée en réaction à la hausse des frais de scolarité décrétée par Mme Marois, alors ministre de l'éducation. Les frais de scolarité sont gelés pour 10 ans.

2005 - Suite à l'annonce, par le gouvernement libéral, du transfert de 103 millions de dollars de bourses en prêts, une grève est mise en branle. Le transfert est annulé.

2012 - La plus longue grève étudiante de l'histoire du Québec a lieu, face à la hausse des frais de scolarité annoncée par le gouvernement libéral. La grève mènera, directement ou indirectement, à l'échec du Parti libéral du Québec aux élections provinciales, ainsi qu'à l'annulation de la hausse des frais de scolarité. Toutefois, la hausse n'est que très temporairement annulée, puisqu'elle est vite remplacée par une indexation desdits frais.

Maintenant, écrivons l'histoire...

2015 - Le Parti libéral du Québec annonce une série sans précédent de coupes sauvages dans tout ce qui touche, de près ou de loin, le tissu social québécois. L'éducation, la santé, la culture, l'environnement, la recherche scientifique, tout est passé au scalpel par le gouvernement, pour cause d'austérité. Refusant une destruction pure et nette du tissu social caractérisant notre société, le mouvement étudiant se met en marche, dans l'espoir d'être suivi de près par la société québécoise dans son ensemble. La lutte de 2015 a cela d'unique qu'elle ne concerne pas les étudiant-e-s en tant qu'étudiant-e-s, mais en tant que citoyen-ne-s québécois-e-s.

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Résumons notre historique, en ne tenant compte que des grèves générales illimitées - car il faut savoir que nombre de grèves limitées à une ou à quelques journées ont ponctué les dernières décennies, sans être ici mentionnées.

Dix grèves générales illimitées ont eu lieu, entre 1968 et 2012 inclusivement. Parmi celles-ci, huit se sont révélées par des victoires complètes ou partielles, en ce sens ou le mouvement étudiant est sorti de la grève avec des gains potentiels. Deux peuvent être considérées comme un échec : les grèves de 1988 et de 1990. Or, ces deux grèves ont été caractérisées par des déchirements au sein du mouvement étudiant - à l'inverse, le mouvement étudiant aujourd'hui semble d'une solidité épatante, peut-être même est-il plus uni qu'il ne l'était en 2012. Rien ne laisse donc présager un échec de la grève pour cause de déchirements internes.

Les gains obtenus à travers les grèves étudiantes sont les suivants :
- Amélioration du régime des prêts et bourses : 1974, 1978
- Annulation d'une détérioration au régime des prêts et bourses : 2005
- Gel des frais de scolarité : 1968, 1986, 1996
- Annulation d'une hausse des frais de scolarité : 1996, 2005
- Autre : abandon des tests d'aptitude pour les études universitaires, 1974

À la lumière de cet historique, il semble évident que la grève générale illimitée, loin d'être une stratégie inefficace, est au contraire un moyen de pression qui, à maintes reprises, fait ses preuves - pour être précis, 8 fois sur 10.

Ajoutons également qu'aucune grève dans l'histoire du Québec n'a mené à l'annulation d'une session scolaire. Le bordel administratif et physique qui en résulterait, couplé au manque de nouveaux diplômés et de nouvelles diplômées sur le marché du travail, représentent un problème trop pénible pour que l'État puisse le préférer à la négociation et à la conclusion d'une entente avec le mouvement étudiant. L'inquiétude relative à l'éventuelle annulation de la session scolaire semble donc, d'un point de vue historique, nettement exagérée.

Finalement, discutons des prétendues stratégies alternatives à la grève qui devraient être, selon les opposant-e-s à la grève, envisagées. Quelles sont-elles ?

Essentiellement, la société dispose, pour revendiquer ses droits face à l'État, de moyens variés, parmi lesquels figurent les manifestations, les pétitions, les occupations, les négociations, les lettres ouvertes, et j'en passe. Or, il me semble presque inutile de rappeler, tant cela frise l'évidence, que tous ces moyens de pression ont déjà été entrepris - sans succès. Le gouvernement libéral demeure intransigeant, malgré les nombreuses manifestations tenues dernièrement, malgré les nombreuses lettres ouvertes d'éminents intellectuels et d'éminentes intellectuelles appelant à une plus grande retenue dans les coupures budgétaires, malgré les pétitions, et j'en passe. Certaines négociations ont eu lieu, mais les gains obtenus sont fort peu satisfaisants, et le gouvernement ne semble pas disposé à négocier avec le mouvement étudiant en ce qui à trait aux coupures dans le secteur de l'éducation et de la recherche scientifique (nombre d'étudiant-e-s en sciences naturelles sont directement touché-e-s par ces coupures) - pas plus qu'il ne l'était en 2012.

Dans cette optique, j'ose constater que la grève générale illimitée est le meilleur recours face à l'intransigeance de l'État et qu'elle constitue notre meilleure arme. Évidemment, elle implique certains sacrifices de la part de tous et de toutes, mais je suis d'avis que ces sacrifices valent grandement la peine d'être faits, considérant le peu que nous avons à perdre et tout ce que nous pouvons gagner. Il suffit simplement de faire preuve d'une bonne force morale et d'accepter de sacrifier un petite tranche du soi pour l'intérêt commun du nous auquel, n'oublions pas, le soi appartient.

Seule la lutte paie !


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RÉFÉRENCES

Coalition large de l'Association pour une solidarité syndicale étudiante. (2012). Bloquons la hausse. Historique des grèves générales [en ligne], adresse URL: http://www.bloquonslahausse.com/verslagreve/historique-des-greves-generales/.

Radio-Canada. (22 mars 2012). Les grèves étudiantes au Québec : quelques jalons [en ligne], adresse URL: http://bit.ly/1ri1ctO.

Ataogul, S.. Gibson, A., Girard, D., Makela, F., Saint-Amant, M.-C., Verbauwhede, C, Lacoursière, B. (2013). Association des juristes progressistes du Québec. Grève étudiante : perspectives juridiques et historiques, 26 p.


mercredi 22 octobre 2014

Terrorisme, surveillance et hystérie collective


Après les attentats des derniers jours et, plus particulièrement, après les réactions qui ont suivi ces attentats, je ne pouvais ne pas reprendre l'écriture. Alors j'écris...

Le 11 septembre 2001 représente un tournant dans l'histoire du terrorisme en territoire occidental. Après les attentats de New York, la population américaine - et, particulièrement, la population new yorkaise - a sombré, peut-être avec raison, dans la peur. Cette peur a mené à ce que Naomi Klein a sagement nommé l'état de choc.

Autrement dit, la population américaine est passé de la peur légitime à l'hystérie collective - hystérie proportionnelle à la gravité bien réelle des attentats. Toutefois, l'état de choc et l'hystérie collective qui lui est rattaché ont rapidement été repris par l'État américain, et la peur a pu légitimer, même justifier une explosion de la surveillance policière dans New York, ainsi qu'un accroissement incroyable de l'armement militaire. Mieux encore, la peur a légitimer de déclarer la guerre à un pays dont les milices locales ne faisaient point la guerre à l'Occident, mais se la faisaient entre elles : l'Afghanistan.

L'Irak a suivi l'Afghanistan, et l'Irak a avant tout été un terreau fertile pour certains secteurs économiques américains. Le nombre de contractuels privés par soldat y a rapidement explosé, et les chiffres d'affaires de nombre de compagnies américaines a lui aussi explosé - et ces compagnies ne faisaient pas toutes dans l'armement, mais ont toutes en commun d'avoir tiré profit de l'ouverture de l'Irak pour s'y installer confortablement.

Tout ça pour quoi, déjà ? L'hystérie collective. Cette hystérie a justifié les guerres à l'externe et la surveillance à l'interne. Aujourd'hui, la présence policière à New York frôle la frénésie, et la surveillance dont est victime le peuple américain est sans équivoque liberticide.

*****

Qu'arrive-t-il lorsqu'une population entre en état de choc ?

Elle sombre. Elle s'en remet à celui ou celle qui les sauvera, car elle a peur et à besoin d'être sauvée et, surtout, d'être rassurée, sécurisée. Qui de mieux que l'État, puissant, bienveillant, sécurisant, démocratique, pour rassurer une population en détresse ?

Qui de mieux que l'État pour profiter de l'état de choc pour accroître sa puissance, sa présence dans les villes, sa surveillance, pour grossir son réseau d'importance ?

Qui de mieux que l'État pour générer un état de choc et pour, par la suite, en tirer profit ?

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Comment s'opère la création artificielle d'un état de choc ?

L'événement (en l'occurrence, l'attentat) se produit. Il fait naître en nous la peur. La peur s'accompagne du sentiment d'incompréhension, que nous devons combler. Alors nous cherchons.

Nous posons des questions, nous cherchons des réponses, et les premiers à les donner sont les médias et les dirigeant-e-s. Commentateurs et commentatrices politiques, représentant-e-s des forces armées et policières, politiciens et politiciennes, ministres, chefs d'État, journalistes, se relaient pour expliquer les faits, détailler les événements, décrire chaque action entreprise. Tous et toutes se relaient pour répondre à nos questions.

Nous sommes inquiets, nous cherchons des réponses. Et celles-ci nous sont offertes. Alors nous les prenons, et nous comblons notre vide.

À partir d'ici, tout est joué.

La classe médiatique et la classe politique peuvent se faire rassurantes. Elles peuvent nous calmer, nous rappeler qu'il ne sert à rien de paniquer, nous commander de garder calme et sang-froid. Elles peuvent aussi jouer la carte inverse. Elles peuvent nous rappeler que les terroristes sont des djihadistes qui s'attaquent à nos institutions démocratiques, et qu'il faut les punir, et que le Canada ne sera pas intimidé. Tout est dans le choix des mots et, plus encore, dans le sens donné à chaque mot.

La classe médiatique et la classe politique peuvent bien parler de la guerre, des dangers de l'islamisme radical, de la nécessité de surveiller les métropoles canadiennes, cibles potentielles des attentats. Elles peuvent bien nous marteler que nous devons rester vigilants, que le danger guette, que nous ne somme jamais trop prudents.

Inversement, elles pourraient nous commander de rester calme et nous inviter à prendre conscience que les deux auteurs des derniers attentats ont agi seuls et qu'aucun lien n'existe entre eux et des groupes terroristes réels et organisés.

Je vous laisse deviner quelle voie prennent aujourd'hui la classe médiatique et la classe politique.

*****

Comment s'opère la création artificielle d'un état de choc ?

Par les mots. Par les médias, les journaux, les grands titres sensationnalistes sur les dangers du terrorisme. Un mot vaut mille images; mille mots font la différence entre une population rassurée et une population terrorisée.

Selon les mots choisis, nous serons collectivement rassuré-e-s ou terrorisé-e-s par les médias et par l'État. C'est ainsi que l'État génère l'état de choc à partir de l'événement choc lui-même.

*****

Cette semaine, deux attentats ont été perpétrés au Canada, par des Québécois reconvertis à l'islam. Ces événements sont malheureux. Passons.

Deux attentats ont été perpétrés. Nous ne pourrons empêcher d'autres individus de tenter de terroriser la population canadienne. Nous n'avons, là-dessus, collectivement, que peu de contrôle. Toutefois, nous avons, du moins en principe, un contrôle sur un facteur déterminant pour l'avenir de notre société : la réaction de l'État.

Aujourd'hui plus que jamais, nous devons, collectivement, surveiller notre État. Nous ne devons pas laisser l'État profiter des événements pour justifier un accroissement illégitime de la surveillance policière et militaire de notre population. Avant tout, nous de devons pas laisser l'État générer un état de choc.

Plus que jamais, nous devons demeurer lucides et rationnels. L'hystérie collective mène rapidement à l'état de choc, et l'état de choc sera rapidement exploité par l'État canadien.

*****

Certes, il ne faut pas minimiser les événements. Cela dit, il faut, face à eux, garder notre calme. L'émotivité, la peur, la colère sont des artifices qui nous éloigneront de la rationalité et nous rapprocherons de l'état de choc. En ces temps, nous devons, je vous en prie, garder notre calme. Et réfléchir. Et surveiller l'État, afin que lui-même ne nous surveille pas.

Nous ne voulons pas d'un Big Brother.


jeudi 14 novembre 2013

Féminisme 101 - À lire au complet pour en saisir le sens


Le port du voile est un symbole de la soumission de la femme envers l'homme. Il est dégradant, sexiste et nuit à l'égalité entre les sexes.

Parallèlement, on relève dans la culture occidentale d'autres symboles dégradants pour la femme : mini-jupe, maquillage, décolletés - tous des vêtements n'ayant pour objectif que de faire paraître belles les femmes aux yeux des hommes, alimentant la culture de domination sexuelle occidentale. Cette culture veut faire de la femme un objet et, pire encore, encourage, voire force la compétition sexuelle entre les femmes pour charmer ces messieurs.

Jusqu'ici, mon discours féministe sonne (et j'insiste sur le terme sonne) à la fois faux et vrai : faux lorsqu'il traite de la culture occidentale; vrai lorsqu'il traite de la culture musulmane. Toutefois, le discours s'appuie sur les mêmes bases théoriques : le rapport de la femme à l'homme, rapport imposé par la culture ambiante.

Il est temps, je crois, de remettre à l'heure les pendules. L'analyse décrite plus haut est entièrement fallacieuse. Analysés comme des items alimentant le rapport entre les hommes et les femmes, le voile, autant que le maquillage, la minijupe et le décolleté, apparaissent comme des items sexistes et relevant de la culture de domination sexuelle. L'analyse est erronée dans la valeur attribuée à chacun de ces items.

Voir un vêtement porté par une femme comme étant nécessairement un vêtement de relation avec un homme est l'erreur commune commise par nombre de féministes imprégné-e-s des résidus de la culture machiste - et j'insiste : il s'agit de résidus, car des morceaux solides de cette culture feraient des dégâts d'un tout autre genre.

Ni le voile, ni le maquillage, ni la minijupe, ni le décolleté, ni aucun autre vêtement féminin ne doit être perçu nécessairement comme un symbole d'une domination sexuelle. Chacun de ces vêtements est avant tout strictement féminin. Une femme ne porte pas nécessairement un item pour affirmer sa relation à l'homme, mais pour s'affirmer elle-même en tant que femme.

Mesdames libres sans voile, votre maquillage, vos beaux vêtements, sont-ils avant tout un symbole de votre épanouissement personnel, ou bien un symbole de votre désir sexuel primitif ?

Mesdames épanouies et voilées - car cela est bien possible -, votre voile est-il nécessairement une marque de la relation entretenue envers l'homme ?

J'ose croire que, dans la majorité des cas, une femme s'habille comme elle s'habille non pas pour affirmer sa relation envers l'homme, mais pour affirmer sa relation envers elle-même et envers la femme qu'elle est. La domination sexuelle ne trouve pas racine dans un vêtement : elle est enracinée dans la culture, dans les traditions, dans les mentalités, dans les idéologies. Le voile, le maquillage sont des symboles d'une culture : ils ne sont pas, dans leur nature, fondamentalement sexistes. Abattez la culture machiste qu'ils nourrissent, et ils perdront toute valeur sexiste. Un voile porté par choix est un symbole de liberté. Un maquillage porté par choix l'est tout autant. Malgré que les deux régissent des relations entre la femme et les hommes, si les deux sont un choix individuel, ils servent avant tout la relation envers soi. Il n'est pas de notre droit de juger de la forme que prend la liberté et l'émancipation des autres femmes. Notre jugement, en ce sens, ne peut être qu'imprégné d'un paternalisme culturel dégradant. 

La lutte pour l'égalité des sexes est loin d'être terminée - ni ailleurs, ni ici, cas ici porte bien, au fond, son lot d'iniquités salariales et de publicités sexistes, ici alimente bien l'hypersexualisation de la jeunesse masculine et féminine, ici impose bien la culture de la beauté unique, artificielle, médiatique, au détriment de la beauté pure et naturelle de l'être. Ce n'est pas d'un féminisme paternaliste purement occidental dont ont besoin les femmes d'ailleurs pour sortir de la misère : c'est d'un féminisme solidaire, égalitaire, à travers lequel hommes et femmes du monde ne se regardent ni de haut, ni de bas, ni ne tentent d'imposer une vision culturelle de l'égalité sexuelle, mais luttent ensemble pour faire fleurir l'égalité sexuelle dans les faits, avec ses variantes selon le pays, la culture, le peuple, et travaillent ensemble pour l'épanouissement de tous et de toutes.

Un féminisme sans internationalisme est un féminisme gâché.

mercredi 11 septembre 2013

Propagande médiatique et démocratie



L'opinion publique est manipulée par les médias de masse, qui l'orientent vers une direction politique choisie. Ce faisant, le réel débat politique dans le monde démocratique est inexistant : les alternatives électorales qui s'offrent à nous sont toutes les mêmes, et, malgré des détails différents, le projet politique global de tous les partis présentés comme aptes à diriger le pays ne varie presque pas.

Les grands axes de la direction politique diffusée : capitalisme et étatisme


Ce projet, cette direction politique, s'oriente sur un grand axe et, parfois, sur un second. Le premier, nécessaire, est le capitalisme, le libre-marché, le néo-libéralisme. Tous les médias de masse défendent le capitalisme, et les quelques chroniqueurs dissidents ne s'éloignent jamais trop loin de la ligne directrice.

Par exemple, certains chroniqueurs de gauche peuvent critiquer la hausse des frais de scolarité. Toutefois, aucune critique globale du capitalisme n'est lue ou entendue dans un média de masse.

Le second axe est l'étatisme. La plupart des médias de masse encouragent l'idéologie de l'État (l'étatisme, qui s'oppose à l'anarchisme, est la doctrine faisant la promotion de l'État comme nécessité en politique et comme vecteur de changement politique), car ce dernier est souvent l'appui par excellence de la grande bourgeoisie. En effet, l'État, pour survivre, a besoin d'une bourgeoisie qui le soutienne économiquement. Dans les dictatures, cette bourgeoisie lui fournit les armes : le cas de l'U.R.S.S. est parlant, où la bourgeoisie créée par le gouvernement quelques ans suivant la Révolution armait la police et, surtout, l'armée rouge, forces politiques nécessaires au maintien du pouvoir en place. Dans les démocraties, elle assure au gouvernement une réélection ou décide de sa perte politique : il suffit qu'un média de masse décide de glorifier ou de rabaisser un parti et les intentions de vote changent totalement, attendu que la majorité des Québécois-es ne s'informent que très peu de la politique, n'ont jamais lu ni plateforme électorale, ni parti politique et ne se fient, pour voter, qu'aux discours, au Débat des chefs, aux analyses des ''experts'', qui ne sont que les experts invités par le média, sinon d simples chroniqueurs.

Quelques médias n'encouragent pas l'étatisme : ceux-là se disent libertariens et prônent la suppression de l'État pour laisser le libre-marché dominer. N'empêche, ces grands médias libertariens appuient toute mesure capitaliste de l'État et condamnent toute mesure progressiste. C'est le cas, par exemple, de Radio X, qui s'insurge contre la hausse des impôts des riches, mais encourage la hausse des frais de scolarité.

Médias bourgeois et modèle de propagande


Ceci dit, il faut encore prouver que les médias appartiennent réellement à la grande bourgeoisie. Pour ce faire, disons-le d'emblée, je m'inspire de cette source-ci : CHOMSKY, Noam et Edward HERMAN. La fabrication du consentement, Marseille, Agone, 2009, 4e éd., 669 p.

Dans cet essai, Chomsky et Herman dressent un modèle de propagande orienté sur cinq filtres :
  • ·         taille, actionnariat, orientation lucrative;
  • ·         la régulation par la publicité;
  • ·         les sources d'informations;
  • ·         contre-feux et autres moyens de pression;
  • ·         anti-communisme.

Pour alléger le texte, je ne développerai que les deux premiers points. Note : la première édition du livre date de 1988. Avec le temps, l'anti-communisme est devenu l'anti-terrorisme.

1er filtre : taille, actionnariat, orientation lucrative


Les auteurs affirment que le premier filtre épure le milieu médiatique, en l'offrant entièrement à la bourgeoisie. Cette épuration est expliquée par l'explosion des coûts et investissements nécessaires au bon fonctionnement d'un journal national à grand tirage. Ainsi, à New York, en 1851, le coût de lancement d'un nouveau journal s'élevait à 69 000 $. En 1872, le St. Louis Democrat est acquis pour 460 000 $ aux enchères. Dans les années 1920, les journaux new-yorkais se cédaient entre six et dix-huit millions de dollars. À propos de la machinerie nécessaire, les coûts se chiffraient à des centaines de milliers de dollars et ce, même pour un journal à faible tirage. Ainsi, l'accès à la propriété d'un média fut graduellement limité par les coûts. Pour avoir droit à cet accès, il faut aujourd'hui disposer de moyens financiers considérables, faute de quoi le média est condamné à être marginal, à faible tirage et local.

2e filtre : la régulation par la publicité


« Commentant au milieu du XIXe siècle les avantages du libre-échange comme mode de contrôle des opinions dissidents, le très libéral ministre des Finances britannique sir George Lewis faisait valoir que le marché privilégierait naturellement les journaux ''jouissant de la faveur du public et de la publicité''. La publicité allait en effet devenir un puissant mécanisme de sape de la presse de la classe ouvrière. Curran et Seaton donnent le même statut à sa croissance qu'à celle des coûts de production parmi les facteurs expliquant que le marché air réussi là où les taxes et le harcèlement avaient échoué : ''Les publicitaires acquirent de facto un droit de veto sur les journaux, dès lors que, sans leur appui, ceux-ci cessaient d'être économiquement viables.''» (pp. 46-47)

En fait, avant l'apparition de la publicité dans le milieu médiatique, « les coûts de production devaient être couverts par le prix de vente. » (p. 47) Or, lorsque la publicité fit son apparition, les médias qui bénéficiaient de son appui pouvaient se permettre de vendre leur produit à perte, compensant les coûts de production par les revenus engendrés via la publicité. Ainsi, les médias faisant appel aux publicitaires offraient un produit nettement moins cher : la concurrence fit tranquillement disparaitre de la scène nationale tout média désireux de garder son indépendance totale, puisque celui-ci cessait de facto d'être concurrentiel.

Or, les publicitaires ne sont pas attirés par la presse anticapitaliste pour deux raisons : d'abord parce que le lectorat de cette presse est prolétaire, pauvre et consomme peu - à ce sujet, un cadre de la publicité affirmait, en 1856, sur la presse anticapitaliste : « Leurs lecteurs n'achètent rien, et toute somme qui leur est consacrée est autant d'argent jeté par la fenêtre. » (p. 48); ensuite, parce que la presse anticapitaliste présente des idéologies ennemis aux intérêts marchands des publicitaires. À propos de la discrimination subie par la presse radicale, Chomsky et Herman écrivent : « bien des entreprises refusent en outre de subventionner des ennemis idéologiques ou veux qu'ils perçoivent comme nuisant à leurs intérêts, et des cas de discrimination ouverte viennent s'ajouter à l'élection censitaire. En 1985, les studios TV WNET perdirent leurs crédits de Gulf + Western suite à la diffusion du documentaire Hungry for Profit, qui critiquait les activités des multinationales dans le tiers-monde. Avant même la diffusion du programme, anticipant la réaction des industriels, les responsables de la chaîne affirmait avoir ''fait le maximum pour aseptiser le documentaire''.La direction du Gulf + Western se plaignit néanmoins auprès de la chaîne de ce que le programme étaient (sic) ''violemment antibusiness, voire anti-américain'', et que la programmation d'un tel documentaire n'était pas le genre d'attitude que la firme attendait de ses ''amis''. Le London Economist conclut laconiquement : ''Il semble clair désormais que WNET ne fera pas la même erreur une deuxième    fois.'' » (p. 51) Pire encore, certains publicitaires ne cachent pas leur discrimination : ainsi, le directeur de la communication d'entreprise de General Electric déclarait : « Nous entendons privilégier une programmation dont l'esprit vienne renforcer nos messages d'entreprise ». Finalement, les auteurs affirment que les annonceurs et les publicitaires « soutiendront rarement des programmes mettant en cause les pratiques de l'industrie, comme les problèmes de dégradation de l'environnement, les activités du complexe militaro-industriel ou le soutien aux pires dictatures du tiers-monde et les substantiels bénéfices qui en sont tirés par le monde des affaires. » (p. 51)

Le survol du modèle de propagande dressé par Chomsky et Herman prouve que les grands médias et, plus principalement, les dirigeants et les actionnaires de ces grands médias, sont intéressés à diffuser largement une idéologie capitaliste. Les opinions politiques dissidentes n'apparaissent pas dans les médias de masse, d'abord parce que ceux qui les possèdent rejettent absolument l'anticapitalisme, qui s'élève contre leurs intérêts de classe bourgeoise; ensuite par les publicitaires, par qui le média est concurrentiel, donc économiquement viable, perçoivent la presse anticapitaliste comme une ennemie idéologique.

Propagande médiatique et réorientation de l’opinion publique


Cet intérêt constant de l’appareil médiatique à promouvoir le capitalisme biaise l'opinion publique, qui devient parfaitement orientée. Le média n'est pas neutre, mais biaisé par ses intérêts de classe. Ainsi, toute idée politique, tout mouvement politique et tout parti politique sensiblement trop à gauche est diabolisé par les médias de masse, duquel ledit média dresse un portrait sombre est noir. Ainsi, l'ASSÉ apparait comme un regroupement d'extrémistes radicaux, Québec Solidaire comme un parti inapte à diriger un pays et le marxisme et l'anarchisme comme des idéologies dangereuses et tout à fait condamnables.

Une fois l'opinion publique réorientée, tout le système politique en devient faussé. Comment, en effet, peut-on affirmer notre démocratie comme étant réellement démocratique, alors que ceux qui contrôlent l'opinion publique sont parfaitement biaisés et décident, au final, non pas de l'issue exacte d'une élection, mais de l'issue idéologique, c'est-à-dire que le projet politique qui sera porté au pouvoir est rarement un réel projet de gauche.

La réforme du Nouveau Parti Démocratique


Un exemple flagrant des conséquences de ce modèle entache le NPD. Ce parti, toujours considéré comme marginal et inapte à prendre le pouvoir, ne récoltait traditionnellement que peu de votes. Or, aux dernières élections, le ras-le-bol généralisé des Québécois-es l'a porté à l'opposition. Dès lors, le NPD est devenu un parti, pour reprendre l'expression de Pierre Bourgault, « respectable ». Or, pour préserver cette image et pour avoir une chance de gouverner, le parti doit faire des médias canadiens de masse non pas ses ennemis, mais ses alliés - faute de quoi, le monde médiatique dresse la population contre le parti et ce dernier retourne au banc des marginaux. Pour ce faire, lors de son dernier congrès, le parti réoriente totalement sa vision politique : il efface toute mention du socialisme de son programme, se distancie des syndicats canadiens et quitte la gauche pour œuvrer au centre. Ce faisant, il maintient sa « respectabilité » auprès des médias et préserve ses chances d'accession au pouvoir.

L’efficacité du modèle de propagande : la Commission Creel, 1917


Maintenant, afin de parfaire mes propos, je me dois de prouver un dernier point : que les stratégies propagandistes des médias fonctionnent et font effet. Pour ce faire, reculons dans l'histoire des États-Unis.

En 1916, aux États-Unis, le président Woodrow Wilson vient d'être réélu. Au centre de la campagne électoral apparait le thème de la guerre, qui fait rage en Europe. Wilson, pour sa part, avait promis au peuple américain que le pays n'interviendrait pas dans cette guerre. Cette promesse le mit au pouvoir.

Or, un an plus tard, l'entrée en guerre des États-Unis est décidée. Il faut donc convaincre la population américaine, majoritairement opposée à la guerre, de cette nécessité de prendre les armes. Pour ce faire, le gouvernement met sur pied la Committee on Public Information, aussi connue sous le nom de Commission Creel, du nom du journaliste qui la dirige : George Creel.

Normand Baillargeon, à propos de la Commission Creel, écrit : « En quelques mois, elle mobilisera tous les moyens possibles (radio, presse, télégraphe, affiches, notamment) pour faire changer d’avis l’opinion publique. Parmi ses innovations, ceux qu’on appellera les «four minute men», des personnages souvent connus de leur milieu (le médecin, l’avocat, l’instituteur) qui prononcent en public des discours de quatre minutes pour aviver la ferveur martiale. Il se prononcera, estime-t-on, plus de 7 millions de ces discours durant le travail de la commission Creel, laquelle connaîtra un immense succès et permettra aux États-Unis d’entrer en guerre. Hitler attribuera en partie la défaite de l’Allemagne à l’efficacité de la propagande américaine et n’oubliera pas la leçon le moment venu. Il ne sera pas le seul. » (BAILLARGEON, Normand. « La commission Creel et le viol des foules », Le Voir, Montréal, 8 novembre 2012, [s.v.n.n.n.p.].)

La dissidence en monde médiatique


Pour conclure, le modèle de propagande fixe les limites de l'acceptable en matière de programmation médiatique. Ainsi, affirmer que les médias parlent à l'unisson est aussi faux qu'affirmer qu'ils sont neutres et impartiaux. Toutefois, le journaliste, lui, parvient toute de même à préserver son image d'indépendance. Or, indépendance du journaliste n'est pas totale, puisque celui-ci évolue dans un monde où les limites lui sont imposées. Ainsi, un journaliste peut remettre en cause les moyens employés par les gouvernants, mais rarement les idéologies qui cachent les projets desdits gouvernants. À propos de la dissidence du journaliste, Chomsky et Herman relatent la critique de l'intervention américaine au Nicaragua, en 1987, effectuée par Tom Wicker. Ce dernier écrivait : « Quelle que puisse être leur doctrine, les États-Unis n'ont aucun droit, historique ou divin, d'imposer la démocratie aux autres nations, objectif qui ne justifie en rien qu'ils renversent les gouvernements qui leur déplaisent. » (CHOMSKY, Noam et Edward HERMAN. Op. cit., p.19).

Ici, Wicker critique les moyens mis en oeuvre par le gouvernement américain pour faire fleurir la démocratie ailleurs dans le monde. Toutefois, le journaliste ne met pas en doute l'intention de démocratisation du gouvernement : il n'avance point l'idée que le gouvernement aurait quelque intérêt économique ou géopolitique à contrôler la région, et que celui-ci, dans la pratique, n'est point humaniste ni démocratisant, mais qu'il utilise la démocratie comme un alibi pour faire fleurir son empire, pour imposer son impérialisme aux pays dissidents. « Wicker représente la limite extrême de ce qui peut être exprimé en matière d'opinion dissidente dans les médias américains » (p. 19) Cela non pas parce qu'il est lui-même un propagandiste, non pas parce qu'il désire volontairement biaiser l'opinion publique, mais parce qu'il évolue dans un monde médiatique modélisé, standardisé, systématiquement propagandiste.

« Dans son ouvrage Deciding What's News, Gans soutient que les reporters sont dans leur grande majorité ''objectifs'', mais le sont dans un environnement où prédomine la croyance en un système de ''valeurs profondément ancrées'', incluant l'''ethnocentrisme'' et l'idée d'un ''capitalisme responsable''. » (p. 14)